Témoignages
Les agriculteurs s’organisent

En cette période de confinement, comment les agriculteurs ligériens s’organisent-ils au quotidien, notamment ceux qui font de la vente directe ? Reportages (par téléphone, bien évidemment !) dans trois exploitations.
Les agriculteurs s’organisent

Ferme Couzon, Saint-Christo-en-Jarez

Serge et Virginie Couzon produisent, en Gaec avec un salarié à mi-temps, 400 000 litres de lait, dont 30 000 litres transformés à la ferme en lait cru (bouteilles d'un litre, seaux de 5 ou 10 litres) et fromages, sur 50 ha. « La production de produits transformés a chuté des trois-quarts car nous comptons de nombreuses cantines scolaires et de nombreux restaurants parmi nos clients, explique Serge Couzon. Nous avons eu une annulation de commande de la part de « 1001 repas » (gastronomie collective), structure basée à Saint-Chamond. Heureusement nous n'avions pas lancé la production. » D'autre part, la vente de lait cru, dans les boucheries notamment, s'est largement réduite.


« Comme nous avons un contrat de 450 000 litres avec la laiterie, ça ne pose pas de problème. Les volumes non transformés sont collectés. Il ne faudrait pas qu'il y ait un cas de coronavirus à la laiterie et que cela menace l'activité... Pour l'instant, ils sont moins nombreux sur le site mais la laiterie tourne encore normalement. » Le producteur confirme que sur son exploitation, les mesures d'hygiène, habituelles, sont appliquées : « éviter les contacts, prendre des mesures d'hygiène, mais on avait l'habitude avec le laboratoire de transformation, donc cela ne nous change pas tant que ça. » « Nous ne faisons pas de vente directe à la ferme car il y a un marché hebdomadaire au village. Samedi, j'y suis allé. J'avais prévenu par SMS mes clients ; certains sont venus même si le marché a été au final moins fréquenté que d'habitude. » Depuis, le gouvernement a annoncé la fermeture des marchés de plein vent.


Virginie Couzon livre les épiceries. Serge rapporte : « Elle se rend compte à quel point la situation est stressante (port des gants, désinfection...). Vendredi, je suis allé livrer un magasin Vival. J'ai été accueilli par une personne avec un masque et des gants, ça fait vraiment bizarre. Je ne me rendais pas compte car moi je suis le plus souvent sur ma ferme. » Côté approvisionnement, « heureusement, j'ai reçu mon colza huit jours avant le confinement. Est-ce que les livraisons d'aliment vont continuer à l'avenir ? On s'interroge. » Il ajoute : « Il faut penser à l'attestation à avoir avec nous tous les jours, penser à l'emmener même sur le tracteur et ça, on n'y pense pas forcément. Car sur la ferme, la vie, le travail continue... Nous attendions une visite du technicien de Loire conseil élevage pour le suivi du troupeau. Elle se fera cette fois par téléphone ! Au quotidien, nous devons aussi gérer nos trois enfants avec les devoirs. C'est compliqué. » De conclure : « Au final, on sauve les meubles, car notre laiterie nous collecte. Espérons que ça dure. Nous, ce que nous ne voulons pas, c'est traire pour jeter notre lait... Car après deux années de sécheresse, ce serait dramatique. »

 

Ferme de Rolbec, La Fouillouse

La ferme de Rolbec (Gaec à trois associés (Christine, Benoit et Alexandre Bruel), une centaine d'hectares, 80 mères limousines, atelier de volailles fermières et canards gras) commercialise 95 % de sa production en direct à la ferme. « Nous sommes ouverts le vendredi après-midi et samedi toute la journée, précise Christine. Depuis deux semaines, nous avons plus de clients que d'habitude, car les gens font des stocks ! Ils prennent notamment des caissettes de viande. Et puis, ils sont plus nombreux à manger à domicile, donc il y a des besoins plus importants. Maintenant que les gens ont fait leurs stocks, on s'attend à une baisse des ventes les prochaines semaines. Mais tant que nous pouvons garder le magasin ouvert, nous n'avons pas lieu d'être inquiets. »


Christine Bruel raconte le quotidien au magasin : « On s'adapte : on remet des lingettes désinfectantes à nos clients. Nous limitons l'accès à l'intérieur du magasin à pas plus de trois personnes à la fois. On demande à nos clients d'anticiper autant que possible, de passer commande (par mail ou par téléphone) pour passer moins de temps ici et donc limiter les risques. Pour nos ventes en magasins et épiceries (bocaux et plats cuisinés), il n'y a pas de conséquences pour l'instant. Ce sont des produits qui se conservent longtemps, donc ce n'est pas un souci. »


La salariée (CDI intermittent) n'est pas impactée. Sur la ferme également, pas de changement notoire. « Nous sommes autosuffisants en alimentation, donc nous n'aurons pas d'éventuels soucis de livraison. » A la question « Allez-vous moins abattre à l'avenir selon l'évolution de la situation ? », Christine répond : « C'est une possibilité. C'est pourquoi on interroge nos clients par mail, par Facebook. Nous les invitons à nous faire connaître leurs besoins pour anticiper au mieux. »

 

Pierric Duchez, Châtelneuf

« Depuis près de deux semaines, nous devons prendre des précautions pour la collecte du lait, explique Pierric Duchez, éleveur de vaches laitières de race Brune : désinfecter toutes les poignées, ouvrir les portes et garder nos distances afin que le laitier puisse se raccorder au tank sans aucun contact. Vendredi dernier, nous avons aussi reçu des consignes de Sodiaal pour limiter la production en raison des incertitudes autour de l'évolution du marché et éviter la surproduction. Le prix du lait sera certainement moindre, mais, s'il n'y a pas d'arrêt de la collecte, ce sera déjà bien. Tout le monde cherche des solutions et nous, éleveurs, sommes la première variable d'ajustement... Ce n'est pas encore catastrophique, il vaut mieux anticiper. »

 

« Ce qui est plus embêtant, poursuit-il, c'est qu'on n'a pas de visibilité dans le temps. On s'interroge quant à nos entreprises, forcément, mais il ne faut pas être totalement négatif : le prix du gazole a baissé, celui de l'engrais aussi. Peut-être que des charges moins importantes que prévues compenseront une baisse du prix du lait. En revanche, il y a des incertitudes concernant l'approvisionnement et le dépannage du matériel. S'il y a des pannes lors des premiers ensilages de mai, cela pourrait poser des problèmes. L'économie reste toutefois bien moins importante que la vie humaine. Le principal, c'est que les gens fassent attention à eux. »


Au quotidien, il n'y a pas de gros changement, note l'éleveur, « puisque je travaille sur une exploitation individuelle, même si mon père, retraité, m'aide parfois. Je dois juste bien penser à prendre mon attestation de déplacement pour emprunter les axes routiers. Comme il y a moins de monde sur la route, je ne gêne personne et c'est presque agréable (il rit). Avec les collègues de la Cuma, on essaie de faire attention. On discute de loin, en gardant nos distances. Nous sommes onze agriculteurs sur la commune, on arrive donc à se croiser, mais on évite au maximum. Chacun fera seul de son côté les corvées initialement prévues à plusieurs, comme le parcage »


En tant que responsable JA Loire (trésorier), Pierric confirme qu'il est « très compliqué d'organiser des réunions à distance, on avance moins vite par téléphone. Avec la section locale, on a plusieurs projets en cours, comme pour le passage du Tour de France dans le Haut Forez cet été, on avance sans savoir si tout cela aura lieu... Pour le moment, il n'y a pas encore de manques au niveau social, même s'il va être dur de passer peut-être deux mois sans voir les amis. »

 

Franck Talluto et David Bessenay

Les structures aussi s'adaptent...

Alors que le télétravail est fortement recommandé, il ne peut pas se mettre en place dans toutes les structures agricoles. Exemples d'organisation à Coopel et Loire conseil élevage.
Coopel
La coopérative d'insémination Coopel compte 55 salariés, dont 36 inséminateurs. « Pour le personnel sédentaire, nous avons mis en place du télétravail pour certains. D'autres sont à domicile en garde d'enfants, rapporte Guy Pegoud, directeur de Coopel. On maintient une permanence au siège pour répondre au téléphone, servir de support aussi aux inséminateurs sur le terrain. Nos inséminateurs sont toujours sur la brèche, aucun n'a demandé un « droit de retrait ». En réalité, ils prennent plus de risques en faisant les courses qu'en allant sur une ferme... Nous continuons à faire les constats de gestation, la synchronisation des chaleurs, l'insémination.... En revanche, nous avons arrêté tout ce qui est suivi technique : pointage, génotypage, plan d'accouplement. » Les inséminateurs ont des consignes « classiques » de bien respecter les gestes barrières. « Mais parfois, ce sont les éleveurs qui ne sont pas disciplinés. Il y en a encore qui proposent à nos inséminateurs de venir boire un café... Ils ont du mal à comprendre ».
Le télétravail avec les salariés demande une nouvelle organisation. « Bien sûr ce n'est pas facile. On s'assure de leurs horaires, de leurs activités. Il ne faut pas confondre confinement et arrêt du travail ! Nous avons dû mettre trois personnes en chômage technique partiel, des techniciens, qui n'ont plus de visites sur les fermes à effectuer et des hôtesses d'accueil. » D'ajouter : « Nous ne connaissons pas de ralentissement d'activité. Nous sommes en fin de saison d'insémination pour les vaches allaitantes. Les inséminations pour les vaches laitières continuent. »
Loire conseil élevage
« La base de notre activité, c'est la proximité avec les éleveurs et une présence sur le terrain, rappelle Sophie Marchal, directrice de Loire conseil élevage. Si de nombreuses entreprises de contrôle laitier ont arrêté leurs opérations de pesée, nous avons choisi de les maintenir, avec des aménagements qui protègent les éleveurs et nos salariés. Un tiers des adhérents effectuant déjà eux-mêmes la pesée, nous avons proposé aux autres de faire de même. Après une semaine, environ 30 % ont accepté. En pratique, nous ne sommes plus présents à la traite ; nous leur déposons le matériel, puis récupérons les échantillons et les données d'élevage plus tard, sans jamais les croiser. Même chose pour le conseil : il n'y a plus de conversations en face-à-face. La vingtaine de conseillers utilise le téléphone et l'échange de documents, de données via une interface qui facilite le travail en commun. En cette période de pâturage, ils se déplacent pour faire des mesures de pousse d'herbe, mais en veillant à ne rencontrer personne. Cela permet d'avoir une vision de terrain à partir de laquelle on peut envoyer des rapports aux adhérents. »
Les salariés qui ne pouvaient pas télétravailler ont été identifiés, « comme ceux qui livrent le matériel. Parmi eux, on a demandé aux personnes "fragiles" de rester chez elles. Nous faisons donc avec 25 % de personnel en moins, mais on y arrive grâce à des salariés très impliqués et responsables, qui ont le souci de leur entreprise et des éleveurs. On montre l'exemple à notre niveau. Les éleveurs travaillent et on est là pour eux. Les accompagner dans ces moments difficiles s'inscrit complètement dans les valeurs de l'entreprise. On s'adapte au quotidien grâce à une organisation permanente. On essaye et on met en place des choses auxquelles on n'avait pas pensé ou consacré du temps jusqu'à présent. Loire conseil élevage va ainsi lancer sa page Facebook, car maintenir le lien avec nos adhérents est fondamental. »
Et pour la suite ? « On s'est mis dans la tête dès le départ que la situation durerait et qu'il fallait trouver des solutions viables. En l'état, nous maintiendrons tous les services utiles à la production laitière. Il en sera peut-être autrement demain si on a des salariés malades, d'autres contraintes gouvernementales ou si les laboratoires d'analyses arrêtent leur activité. Mais cela ne dépend plus de nous. »
F.T. et D.B.